Abstract

Résumé : Les spécialistes de méthodologie reconnaissent que l’hypothèse est un élément déterminant dans toutes études en sciences sociales. Cependant ces derniers ne s’accordent pas sur son statut et rôle dans ces études. Pour certains son statut et son rôle consistent à la vérification de la véracité des hypothèses ou théories identifiées préalablement par le chercheur, d’autres soutiennent que l’hypothèse dans une étude qualitative se construit tout au long du processus de recherche en fonction des directions et ouvertures induites par la collecte des données. Cet article illustre à partir d’un cas, le processus de construction de l’hypothèse dans une démarche qualitative de type Grounded theory.  Ainsi il démontre que la construction de l’hypothèse de cette recherche est partie d’une hypothèse (H1) qui a émergée d’une analyse de données, puis s’est progressivement construit dans un processus itératif et circulaire au gré des orientations du couple collecte et analyse des données.

Abstract : Methodologists agree that hypothesis is a determining element in all social science studies. However, they do not agree on its status and role in these studies. For some, its status and role consists in verifying the veracity of the hypothesis or theories previously identified by the researcher, others argue that the hypothesis in a qualitative study is constructed throughout the research process according to the directions and openings induced by data collection. This article illustrates, from a case, the process of constructing the hypothesis in a qualitative approach of Grounded theory type. Thus, he demonstrates that the construction of the hypothesis of this research is start of a hypothesis (H1) that emerged from a data analysis, then gradually built into an iterative and circular process according to the orientations of data collection and analysis.

Keywords

Keywords: Hypothesis, Statut, Verification, Qualitative approach, Grounded theory

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Introduction

L’hypothèse dans la recherche en science sociale est construite comme un élément déterminant qui a fait l’objet de plusieurs publications. Dans le modèle classique, elle est le pilier central de la recherche en sciences sociales puisqu’elle conditionne toutes les opérations de la recherche. Dans le processus, de la systématisation et de la démarche scientifique, la formulation des hypothèses constitue une étape décisive. D’elle dépend l’issue de la recherche. La qualité des idées émises à ce moment déterminera la valeur des résultats obtenus (Del Bayle, 2000, p.259-267). Dans cette perspective plusieurs auteurs soutiennent qu’il ne peut avoir d’étude en science sociale sans hypothèse. Ils postulent que toute connaissance scientifique ne progresse qu’en présence d’un questionnement qui lui-même ne peut être productif que si l’on lui donne une orientation de réponse éventuelle au moins de l’hypothèse. D’ailleurs, ils la définissent comme une sorte de base avancée de ce que l’on cherche à trouver. C’est une formulation proforma de conclusion que l’on compte tirer et que l’on va s’efforcer de justifier et de démontrer méthodiquement et systématiquement. Ainsi le rôle de l’hypothèse est d’indiquer les voies possibles de réponse aux questions que pose le problème de recherche O. Aktouf (1987, p.57-63). Pour Quivy et Campenhoundt, une hypothèse est une proposition provisoire qui anticipe une relation entre deux termes (concepts ou phénomènes). Elle demande donc à être vérifiée et elle devra être confrontée ultérieurement à des données d’observation (Campenhoudt et Quivy, 2017, p.166-169). L’hypothèse est aussi une idée ou un ensemble d’idées définie comme une interprétation anticipée et rationnelle des phénomènes. Alors les hypothèses sont à la fois des questions que l’on se pose à propos de l’objet de la recherche et des faits recueillis par l’observation et des propositions de réponseà ces questions. En effet, sur le problème qu’il s’est posé, sur les données collectées par l’observation, le chercheur est amené, pour faire progresser son investigation, à formuler des propositions relatives à leur signification et à leur explication, propositions qui devront être ensuite validées par une confrontation avec la réalité, afin d’apprécier leur degré de pertinence et d’adéquation au réel, par ce que dans le schéma traditionnel de la démarche scientifique expérimentale on appelle des opérations de vérification(Del Bayle, 2000, p.259-267). Il poursuit en affirmant que l’hypothèse doit être valide ou plus exactement doit présenter un certain degré de validité, ce qui signifie qu’elle doit avoir un rapport relativement étroit avec les phénomènes qu’elle prétend expliquer. Elle est une supposition, une simple vérité possible. L’hypothèse peut être vraie, peut correspondre plus ou moins à la réalité, mais on ne le sait pas encore. Elle doit être confirmée ou corroborée par la réalité, ainsi elle se vérifie en s’enrichissant de son adéquation avec les faits dans le cas contraire elle sera abandonnée. Ces idées rendent compte du rôle et du statut de l’hypothèse dans les recherches qualitative de type déductives qui privilégient les recherches quantitatives. Pour leur part, Mace et Pétry soutiennent que l’hypothèse en sciences sociales est une réponse anticipée que le chercheur formule à sa question spécifique de recherche. Il l’a décrit d’ailleurs comme un énoncé déclaratif précisant une relation anticipée et plausible entre phénomène observés. (M. Gordon et F. Pétry, 2000, p.41-47). Pour eux dans une recherche en sciences sociale l’hypothèse est à la fois le résultat de la conceptualisation et le départ de l’expérimentation ou de la vérification. Elle joue également le rôle d’un pont entre le travail d’élaboration théorique, dont elle constitue en quelque sorte l’aboutissement, et le travail de la vérification auquel elle fournit l’orientation général (P. N’da, 2015, p. 17-23). Pour eux, le statut de l’hypothèse est de rechercher la vérité. Et cette vérité est réduite dans la recherche de l’adéquation entre l’hypothèse émise et les faits observés. En claire, ici l’analyse vise à tester la cohérence des données collectées avec les hypothèses ou les théories identifiées préalablement par le chercheur. C’est pourquoi lorsque la plupart des chercheurs, surtout les étudiants de Master ou Doctorants lorsqu’ils formulent des hypothèses et qu’à la fin les données ne confirment pas l’hypothèse émise, ils ont le sentiment que leur étude a été mal conduite. En somme, les partisans de cette vision soutiennent que l’hypothèse est au centre du travail scientifique dans la mesure où la démonstration à structurer n’est rien d’autre que la vérification de l’hypothèse.

Cependant d’autres auteurs ont une autre vision de l’hypothèse qui est différentes des premiers. Pour ces derniers, le point de départ d’une recherche qualitative en sciences sociales est que le chercheur, à partir du sens que les gestes, les discours et les échanges symboliques ont pour les individus et les groupes, peut construire de manière inductive des concepts, des hypothèses et des propositions afin de développer une « théorie » par le processus constant de collecte et d’interprétation des données. Dans cette construction théorique, le chercheur procède par des analyses comparatives et constantes des données ou des concepts qui s’en dégagent pour n’arrêter que si la saturation est atteinte, c’est-à-dire lorsqu’aucun autre élément ne vient apporter quelque chose de neuf ou modifier ce qui est déjà trouvé (M. Anadón, 2006, p.5-31). Certains soutiennent que dans une recherche qualitative, le chercheur ne se situe pas dans une démarche de codification de corpus déjà existant pour une vérification d’information, mais dans un processus de questionnement constant pour aboutir à un construit. Dans cette dynamique le chercheur a la possibilité de vérifier à partir d’entrevue ou d’observation, les hypothèses formulées lors d’une première analyse de corpus. L’objectif de cette vérification est de calibrer l’hypothèse ou la proposition en cours. C’est une sorte de mise à l’épreuve des hypothèses ou idées émergentes. Ainsi au fur et à mesure des observations et entrevues, la proposition de départ s’affine, se reformule, se redéfini et doit rendre compte de la réalité observée (V. Méliani, 2013, p. 435-452). Le geste fondamental de ce type de démarche est une demande constante de compréhension: en interviewant, en observant, en lisant les transcriptions d'entrevues ou les documents recueillis, le chercheur est analyste et l'analyste est chercheur, tentant de toujours mieux comprendre, cerner, expliciter, théoriser (P. Paillé, 1994, p.147-181) Poursuivant dans le même ordre d’idée, Auger et collaborateurs soutiennent que l’activité de théorisation est toujours ancrée dans les données recueillies sur le terrain. Le matériau empirique est à la fois le point de départ de la théorisation, le lieu de la construction et de la vérification des hypothèses émergentes, et le test ultime de la validité de la construction d’ensemble (F. Guillemette et J. Luckerhoff, 2009, p. 4-21). Cette validation se fait donc à partir d’un processus itératif où des liens sont établies entre les propriétés et indicateurs des premières hypothèses (idées) émergentes des données. Dans les faits, ces hypothèses sont utilisées pour concevoir ou enrichir les guides d’entretiens précédents puis tester auprès des enquêtés à travers de nouveaux entretiens. C’est pourquoi dans ce processus les guides d’entretiens se construisent progressivement à mesure que la collecte et l’analyse avancent afin d’étayer ou de consolider les idées qui émergent des discours des entretiens (S.Lavoie et F. Guillemette,2009,p. 47-64).En outre, contrairement à l’approche classique, dans une recherche qualitative la collecte et l’analyse des données visent à créer ou construire des hypothèses. Cette double perception ou conception de l’hypothèse dans la recherche en science sociale crée un flou non seulement chez les chercheurs confirmés, mais surtout au niveau des chercheurs débutants (doctorants, Masters). En Côte d’Ivoire particulièrement, cette polémique sur le statut et le rôle de l’hypothèse dans une recherche qualitative est de plus en plus présente dans les débats scientifiques au sein des chercheurs en sciences sociales en l’absence d’études de cas précises sur la question. Cette contribution est une illustration du rôle et du statut de l’hypothèse dans une recherche qualitative de type grounded theory à travers un cas particulier. Alors à travers la compréhension de la résistance sociale des productrices d’attiéké du District d’Abidjan à l’innovation, nous démontrerons le rôle et le statut de l’hypothèse dans cette étude. Plus concrètement il s’agira de démontrer comment l’hypothèse a émergé des données, comment elle a évolué au cours des phases de collecte et d’analyse, puis comment elle s’est consolidée pendant tout le processus de recherche.

De l’explication de la pénurie de manioc à la découverte de la problématique de l’abandon des unités industrielles pour les unités artisanales.

Identification du problème

La Côte d’Ivoire a connu une situation de pénurie de manioc en 2015. Elle s’est entendue entre Novembre 2015 et Avril 2017, et se manifestait par une hausse des prix de ventes des racines fraîches de manioc ainsi que ses produits dérivés notamment l’attiéké, le placali.... Les unités artisanales de production ne disposaient plus de matière première (racine fraîche de manioc) pour fonctionner ce qui a évidemment entrainé la pénurie de l’attiéké, premier aliment dérivé du manioc et le deuxième aliment le plus consommé en Côte d’Ivoire après le riz. Pour comprendre cette situation, une équipe pluridisciplinaire composée d’économiste, géographe, sociologue (nous même) et de technologue alimentaire a été mise sur pied pour comprendre les causes de cette pénurie, puisque dans la même période on constatait une hausse de la production de racine fraîche de manioc au niveau national. Selon les discours et analyses des politiques et d’experts les causes de cette pénurie étaient liées à la longue sécheresse qu’a connue la Côte d’Ivoire pendant cette période. Cette étude visait à saisir les causes de cette pénurie selon les acteurs de la filière. Pour ce fait, il a été décidé de questionner tous les acteurs de la chaîne de valeur pour avoir leurs avis sur la situation. Ainsi nous avions eu des entretiens avec des coopératives de producteurs de manioc, productrices d’attiéké, des producteurs individuels de manioc et d’attiéké, des transporteurs, et vendeurs d’attiéké. Nos guides d’entretien cherchaient à comprendre les causes de cette pénurie selon les acteurs de la filière, comment cette crise les affectait et quels étaient les stratégies qu’ils mobilisaient pour y faire face ? Puisque à terme nous voulions co-construire des propositions avec les acteurs eux même des solutions afin de ne plus subir dans le futur une autre pénurie de manioc. Cependant lors de nos entretiens nous nous sommes rendu compte qu’outre le manque de manioc, les unités semi-industrielles étaient confrontées à un autre problème de fonctionnement. Il s’agissait du retour progressif des membres à la production artisanale d’attiéké. Ainsi l’étude qui avait pour objectif d’expliquer les causes de la pénurie, a favorisé la découverte d’un autre problème lié au fonctionnement des unités semi-industrielles : l’abandon progressif des activités au sein des unités industrielles pour la production artisanale d’attiéké. Comment donner une réponse à cette situation problématique nouvelle, puisque nous étions sur le terrain pour un objectif précis ?

Du problème de recherche à la formulation de l’hypothèse (H1) à travers le principe de l’inspection ou l’exploration.

Comme nous l’avions signifié plus haut, nous étions sur le terrain pour collecter des données afin de comprendre les causes de la situation de pénurie de manioc. Ainsi les outils à notre possession en ce moment-là ne nous permettaient de questionner le nouveau phénomène, si l’on voulait s’inscrire dans la méthode classique de recherche en science social. Dans cette démarche dite hypothético-déductive, on construit spéculativement un cadre théorique à partir de théories existantes et on procède déductivement pour appliquer la théorie sur les données empiriques et ainsi expliquer les phénomènes observés. Dans cette approche, la collecte des données a pour objectif de vérifier la cohérence entre les données collectées avec les hypothèses ou les théories identifiées préalablement par le chercheur. Dans cette étude, comme nous ne disposions pas d’élément pouvant nous permettre de s’inscrire dans cette approche, nous avion eu recourt à un entretien non structuré pour avoir une idée du phénomène. Une question a été posée aux productrices et c’est autour de cette question que nous avions échangé avec ces dernières. Cette question est la suivante: pourquoi selon vous les autres productrices sont retournées à la production artisanale ? Les données ainsi collectées ont été transcrites et analysées à l’aide du logiciel de traitement de données qualitatives MAXQDA 10. De cette analyse il est ressorti une hypothèse (H1) qui expliquait que le retour des productrices à la production artisanale était lié à l’inadaptation des machines à la production d’attiéké et la récurrence des pannes de celles-ci. Ces entretiens avaient été faits avec les productrices qui exerçaient encore au sein des unités lors de notre passage. Alors dans le souci de tester la cohérence entre les résultats de cette analyse et les faits, il est apparu nécessaire d’interroger d’autres productrices d’attiéké. Cette pratique correspond au principe de l’inspection et de l’exploration en grounded theory. Ce principe vise à enraciner la recherche dans le monde empirique. Le concept exploratoire renvoie au fait qu’il correspond à un examen minutieux et d’un retour constant à la concrétude des phénomènes tels que vécus sur le terrain. Il répond premièrement à l’exigence de fonder les résultats de recherche sur l’observation systématique et, deuxièmement, à l’exigence de vérifier l’adéquation des analyses avec les observations (V. Méliani, 2013, p. 435-452).

Processus de consolidation ou de modification de l’hypothèse (H1), une application du principe de l’émergent- fitselon la grounded theory

Comme nous l’avons énoncé plus haut, nous nous sommes intéressés à la question du retrait des productrices d’attiéké des unités semi-industrielles au profit des unités artisanales sans avoir eu recourt en amont à un cadre théorique. De là nous étions inscrits dans une démarche inductive de type grounded theory sans le savoir dès le départ. Ainsi notre démarche devrait s’appuyer sur les données de terrain pour construire notre cadre théorique, puisque l’un des principes fondamentaux de cette approche c’est de construire des théories à partir des données. Toutefois, les chercheurs en Grounde theory soulignent que les théories ne se « donnent » pas à eux, ils ne les trouvent pas toutes faites dans les données. Alors pour y arriver ils appliquent le principe de l’emergent-fit. Cela consiste à faire l’analyse avec les mots ou concepts des acteurs qui appartiennent à une certaine perspective théorique. Cette analyse se fait de façon continue en liant les codes qui peuvent soit être in vivo, soit construits, puis produire dans le même temps des énoncés théoriques (H. Blumbert 1969 p.513-535 ; B.G. Glaser, 2001 B.G. p.123-265)

Inscrit donc dans ce processus, le terrain était pour nous en même temps un site d’étude, puis le laboratoire de construction de notre hypothèse de recherche en tant donné que nous n’avions aucun appui théorique sur la question. Alors l’analyse des premières données selon le principe de l’émergent-fit, a donné une explication des causes du retour des productrices à la production artisanale telle que formulé en hypothèse(H1). Ainsi toujours en restant dans ce principe qui consiste à confronter constamment les codes et énoncées avec les données empiriques, en comparant nos concepts et énoncés avec les faits sur le terrain, nous nous sommes rendu compte qu’il n’y avait pas une adéquation parfaite entre les données et la réalité du terrain. Ainsi de nouveaux entretiens ont été effectués avec les productrices d’attiéké. Pour ce faire, des guides d’entretiens semi-structurés ont été conçus sur les bases des premières données. Ces entretiens ont réalisé avec la plupart des enquêtés de la première phase de collecte et avec de nouvelles productrices. Ces données ont été aussi analysées selon le principe de l’emergent fit. Pour cela nous nous somme inscrits dans un processus d’identification de thèmes, de clarification de liens afin d’aboutir à construction d’une hypothèse (M.Anadón et L.Savoie Zajc, 2006,p. 1-7). De là, l’hypothèse (H1) a été modifié et a donné une autre hypothèse (H2) qui stipule que : « le retour des productrices s’explique par la récurrence de conflits au sein des unités semi-industrielles ». Cette nouvelle hypothèse (H2) ne signifie pas que les premières données ou la première hypothèse n’est pas valable, d’ailleurs ces données ont été enrichies avec celles de la première collecte. Alors de l’hypothèse (H1) : le retour des productrices à la production artisanale est lié à l’inadaptation et aux pannes des machines, nous sommes arrivés à l’hypothèse (H2) : le retour des productrices est lié à la récurrence des conflits au sein des unités semi-industrielles. Ces deux hypothèses peuvent sembler différentes, mais dans le fond elles sont les mêmes puisque c’est le renforcement ou le test de la première avec la réalité du terrain qui favorisé la construction de la deuxième hypothèse. Ainsi cette dernière sera également testée avec la réalité empirique au fur et à mesure tout au long de l’étude en tenant compte des voies et directions induites par ce qui émerge des données. Ainsi l’hypothèse issue du terrain va désormais guider ou orienter la suite de notre étude. Et ce, non pas dans une perspective de vérification de celles-ci, mais dans une logique de sa consolidation ou de son renforcement. Elle est le guide de notre recherche, la collecte et l’analyse des données visent à leur construction ou consolidation et non à leur vérification comme dans le cas d’une démarche hypothético-déductive. Dans cette dernière, on construit un cadre théorique à partir de théories existantes, puis on procède déductivement pour appliquer la théorie sur les données de terrain (F. GUILLEMETTE, 2006, p.5-32). Alors dans ce cas l’hypothèse est émise et la collecte et l’analyse de données visent sa vérification ou sa corroboration. Or dans notre cas, nous proposons la démarche inverse, c’est-à-dire construire un cadre théorique à partir des données empiriques et aboutir à une théorie fondée empiriquement. En somme l’application de ce critère de l’émergent-fit nous a permis ‘opérationnaliser l’orientation inductive de notre démarche. Ainsi toutes nos décisions concernant le choix des outils de collecte de données, des procédures d’analyse ainsi que la manière de construire notre échantillonnage ont été favorisés par ce qui émerge du terrain.

Le processus de sélection des enquêtés, une logique de construction de l’échantillonnage théorique en Grounded Theory

Le choix méthodologique (Grounded Theory) que nous avions fait pour expliquer ce phénomène nous « imposait » des acteurs à interviewer à mesure que la recherche avançait. Ainsi après l’analyse des données issues de la première phase de collecte, nous nous sommes rendu compte qu’il était nécessaire d’interroger d’autres acteurs. Ainsi pendant tout le cycle de recherche, après chaque phase de collecte, les données suscitaient l’intérêt ou la nécessité d’enquêter d’autres acteurs. Et ce, jusqu’à ce que l’on observe une saturation des informations, une stagnation des informations. Dans cette dynamique, nous avions interrogé d’abord les productrices d’attiéké exerçant au sein des unités industrielles, les productrices retournées à la production artisanale et celles ayant demeuré à la production artisanale. En plus, nous avions interrogé les autorités du village, pour finir avec le District d’Abidjan et I2T la société concessionnaire des machines. Outre ces acteurs d’autres acteurs tels que les présidentes de coopérative ainsi que d’autres acteurs définis comme des acteurs ayant joué des rôles majeurs dans le fonctionnement des unités ont été interviewés. Le choix ou la sélection de ces enquêtés n’était pas défini avant l’étude. Leur sélection ou leur participation à l’étude a été suscitée par la collecte des données. Le choix du prochain échantillon était déterminé par l’analyse progressive des données. Ce mode sélection des enquêtés renvoie au concept d’échantillonnage théorique dans l’approche de la Grounded Theory. Dans ce type d’échantillonnage, les personnes, les lieux ainsi que les situations de collecte de données sont choisis en fonction de leur capacité à favoriser l’émergence et la construction de la théorie. Il est différent de l’échantillon statistique dans lequel les enquêtés sont choisis selon un critère de représentativité et de saturation statistique qui lui est une saturation de la variation statistique (K. Charmaz, 1983, p.109-126). Alors que l’échantillonnage statistique vise la généralisation des résultats, l’échantillonnage théorique lui vise la théorisation. Cela implique qu’en Grounded theory les échantillons ne sont pas des échantillons de populations, mais plutôt des échantillons de situations dans lesquelles le chercheur peut collecter des données qui permettent de mieux comprendre le phénomène plutôt que de le documenter (A. Strauss et J.Corbin, 1998). Une autre différence entre échantillonnage statistique et échantillonnage théorique est que dans le premier, l’échantillon est construit avant le début de la recherche, alors que dans le deuxième le chercheur ignore à l’avance les échantillons dont il aura besoin tout le long de sa recherche, il ignore également le nombre de son échantillon ainsi que le moment de la recherche, où il aura terminé d’échantillonner (F. Guillemette et J. Luckerhoff, 2009.p.4-21). L’échantillonnage théorique se réalise donc dans un processus d’ajustement constant avec ce qui émerge tout au long du projet de recherche. Ce sont les résultats de l’analyse progressive qui déterminent la sélection des prochains échantillons théoriques. Dans cette logique les paramètres de l’objet à l’étude sont construits dans une perspective qui repose sur des concepts provisoires qui se remplacent ou se renforcent par des concepts émergents, dans une logique de guider ou orienter la suite de l’étude. Dans cette perspective, tenant compte des ouvertures et des directions induites par les données, nos guides d’entretiens se modifiaient constamment suivant ces ouvertures et directions. Ainsi après l’analyse des premiers entretiens semi-directifs, notre hypothèse de recherche est devenue : « le retour des productrices à la production artisanale d’attiéké est lié à une contradiction de norme de production entre la production artisanale et la production semi-industrielle d’attiéké ». Les variables de cette hypothèse (H3) ont également été utilisées pour renforcer le guide d’entretien. De ce fait, une quatrième phase de collecte des données a eu lieu avec l’ensemble de tous les acteurs identifiés comme personnes ressources pour comprendre le fait à l’étude. De cette analyse l’hypothèse (H3) est devenue : « la non-adoption de l’innovation dans la production d’attiéké dans le district d’Abidjan est liée à la distance sociale entre les objectifs de cette innovation et celui des populations locales ». Une fois de plus, cette hypothèse (H4) a été intégré pour questionner non seulement la plupart des acteurs ayant déjà répondu à nos questions, mais aussi à l’ensemble des données. Cela signifie que les mêmes situations ont été observées plusieurs fois sous des angles différents, puisque des acteurs ont été interviewés plusieurs fois avec les différents guides qui se construisaient au cours de l’étude. Cette dynamique se faisait selon les normes d’analyse en Grounded theory. En effet, une lecture ligne par ligne a été faite afin de traduire les données empiriques en unités de sens ou incidents, puis procédé dans le même temps à la construction et à la validation de concepts toujours à partir des données de terrain. Ces éléments ont été construits à partir d’un système de codage sélectif et cohérent. En plus nous avions rédigé des memos méthodologiques et théoriques, puis élaborer des catégories conceptuelles et déterminé leurs propriétés et dimensions afin d’établir des liens entre les concepts ou évènements. Ces concepts étaient durant toute l’étude constamment confrontés aux données empiriques. Toutes ces opérations se faisaient dans une démarche itérative par des analyses transversales et horizontales et avaient pour filialité de construire un modèle d’analyse et construire une théorie à partir des données. Pour cela, chaque fois que nous faisons l’analyse des données, nous testons les résultats de ces analyses avec les cohérences des faits observés. Ainsi, suite à l’analyse de l’ensemble des données, l’hypothèse (H4) a été consolidée, puisque les résultats de l’analyse étaient en adéquation avec les faits observés sur le terrain, on observait donc une cohérence entre ces analyses et les manifestations du phénomène à l’étude. Alors de l’hypothèse (H1) qui était « le retour des productrices à la production artisanale est lié à l’inadaptation et aux pannes des machines », nous sommes arrivés à l’hypothèse (H4) qui est « la non-adoption de l’innovation dans la production d’attiéké dans le district d’Abidjan est lié à la distance sociale entre les objectifs de cette innovation et celui des populations locales ». Le passage de l’hypothèse (H1) à l’hypothèse (H4) s’est construit au cours de la collecte des données. Les différentes phases de collecte de données ont pris diverses directions, créant ainsi des ouvertures qui à mesure que l’étude avançait, faisaient émerger des concepts qui in fine ont favorisé la consolidation de notre hypothèse de recherche. L’ensemble de ce processus est résumé dans le schéma ci-après, qui illustre les différentes des étapes de la construction de l’hypothèse dans cette étude.

Schéma illustratif du processus de construction de l’hypothèse dans une étude qualitative

Conclusion

L’hypothèse dans le cas de cette étude a émergé des premières données collectées sur le terrain puis s’est renforcée et consolidée tout le long du processus de recherche. Elle est partie de l’hypothèse (H1) : « le retour des productrices à la production artisanale était lié à l’inadaptation des machines à la production d’attiéké et la récurrence des pannes de celles-ci », pour arriver à l’hypothèse (H4) : « la non-adoption de l’innovation dans la production d’attiéké dans le district d’Abidjan est liée à la distance sociale entre les objectifs de cette innovation et celui des populations locales ». Pour arriver à ce résultat, l’hypothèse (H1) s’est renforcée était devenue l’hypothèse (H2): « le retour des productrices s’explique par la récurrence de conflits au sein des unités semi-industrielles » et (H2) est devenu à son tour l’hypothèse (H3) : « le retour des productrices à la production artisanale d’attiéké est lié à une contradiction de normes de production entre la production artisanale et la production semi-industrielle d’attiéké ». Tout ce processus s’est fait au gré des orientations induites par la collecte et d’analyse des données qui se faisaient simultanément dans cette étude. Contrairement à la démarche hypothético-déductive, l’hypothèse de recherche dans cette étude est d’abord partie du principe de l’inspection, c’est-à-dire sur la base des analyses de données collectées avec un guide d’entretien non-structuré afin d’avoir une idée par rapport à une situation problématique appréhendée uniquement de façon empirique. Ensuite l’analyse des données s’est faite selon le principe de l’émergent-fit ce qui a finalement favorisé la construction d’un échantillonnage théorique qui est différent de l’échantillonnage statistique. Aussi, cette construction s’est faite dans un processus itératif et circulaire, puisque chaque phase de collecte de données à part la toute première, dépendait des résultats primaires de l’analyse progressive des données. Les données s’influençaient en permanence et mutuellement les uns des autres. Il y a donc eu une co-évolution des données à mesure que la collecte avançait. En claire, le processus de construction de l’hypothèse dans une étude qualitative est un processus récursif, c’est-à-dire que le processus de construction de l’hypothèse génère en lui-même un autre processus qui conduit à la construction de l’hypothèse.

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